Les mots émois

Les mots émois

Point de rupture

Depuis combien de temps était-elle là ?

Depuis combien de semaines, de mois ?

Assise sur le bord de son lit, ses mains gisent entre ses cuisses, sa tête tombe sur sa poitrine, son regard fixe le lino. Hébétée.

Une chambre, un lit, une la télévision qu'elle ne regarde pas.

Assise à la table près de l'unique fenêtre, à longueur de journée, elle aligne des mots. Elle dévide ses pensées, elle vomit ses souffrances sur les pages blanches qu'elle peut ensuite déchirer.

Parfois aussi, elle reste inactive, inerte. Le regard vide. Rien ne peut la sortir de cette léthargie. Son refuge. Sa fuite aussi.

Quand est-ce que cela avait commencé ?

Peut-être le jour de sa naissance. Ou bien avant, qui sait. Elle quittait le corps de sa mère en même temps que la vie. Ses cris de nouveau-né plongé dans le fleuve de l'existence faisaient écho à ceux de son père se noyant dans le vide absolu de la mort. Des bras la serraient, l'emmaillotaient, la réchauffaient. Mais dans sa bouche les premières saveurs du sang. De l'acier acéré de la solitude.

On l'emmena loin de la détresse, loin de l'odeur de l'absence, loin de la fin quand elle en était au tout début.

Combien de jours ?

Elle connaît les murs de sa chambre jusqu'à la moindre fissure. Le temps déroule ses anneaux selon un rythme immuable. On lui amène ses repas toujours aux mêmes heures. On vient aussi une fois par semaine pour des examens médicaux de moindre importance – certainement le même jour de chaque semaine. Elle ne peut que le supposer, mais puisque tout se passe selon une invariable régularité …

On lui prend la tension. On la pèse. Point. On lui demande tout de même comment elle se sent. Par principe probablement. Elle ne prononce jamais un mot.

Aucun mot. Sa tête fourmille de phrases. Son esprit se repaît de pensées. Jour et nuit, son cerveau s'active, réfléchit, compose, jusqu'à l'insomnie. Si elle n'écrivait pas, il lui semble qu'elle exploserait, saturée de mots.

Aux cris et à l'agitation de ses débuts, elle avait opposé silence et discrétion. Stratagème de défense. L'enfant inhabile et l'être à devenir sentaient instinctivement qu'il n'y avait d'autre choix. Ou bien, la déchirure fut-elle si violente qu'aucun son ni aucune larme ne pouvait panser les blessures de la chair et de l'âme ?

Son père la prit enfin dans ses bras. La serra si fort… Ses larmes amères, au goût de déchirure, de la douleur de la perte, se déposèrent sur les lèvres de l'enfant qu'elles scellèrent à jamais.

Il l'emmena loin des odeurs de formol, d'hôpital, de mort.

Elle grandit à l'ombre de la peine de son père. Le regard qu'il posait sur elle oscillait entre émerveillement et rancune. Elle devinait qu'elle ravivait des souvenirs. Peut-être d'ailleurs n'était-elle que cela : un souvenir. Peut-être les yeux de son père ne se posaient-ils jamais vraiment sur elle ; peut-être n'était-elle qu'un fantôme au travers duquel son père La revoyait.

Alors, qui devait-elle être ?

L'école lui aurait permis de se débarrasser de ces oripeaux. Avec les autres gamins, elle se serait reconnue enfant. Elle aurait pu jouer dans les cours de récréation.

Ou pas… Déconcertés par son silence, les autres élèves l'auraient abandonnée à sa solitude. Se seraient moqués d'elle. Muette, on l'aurait mise au ban de la classe. Taxée de débile.

Elle ne sait pas. Elle n'a jamais été à l'école. Il la voulait pour lui. Rien qu'à lui. Il lui apprit à lire. Mais jamais ne lui avait demandé de le faire à voix haute. Son silence l'arrangeait-il ? Ou bien la croyait-il vraiment muette ?

Elle comprit les mots. Elle comprit leur puissance. Elle plongea dans leur monde avec toute l'énergie nécessaire à la vie. Les livres devinrent ses compagnons, ses amis, ses refuges. Elle y apprit les autres continents, les autres gens, les autres univers.

Elle restait seule toute la journée. Régulièrement, il lui apportait une pile de bouquins qu'elle lisait avec avidité. Elle ne sortait pas de sa chambre. L'aurait-elle voulu que cela ne lui était pas possible : il fermait toujours la porte à clé derrière lui quand il partait travailler. Il revenait aux heures des repas, qu'ils prenaient ensemble.

Sa vie se confinait dans une pièce aux murs blancs, éclairée par une fenêtre – bloquée – devant laquelle s'étendait une campagne infinie mais toujours déserte. S'ennuyait-elle ? Non, elle avait les mots. Dont elle se nourrissait. Dont elle se gavait. Evasion spirituelle, onirique, imaginaire.

S'il lui parlait du monde extérieur, il ne le faisait qu'en termes négatifs. Monde de terreur. Monde d'horreurs. Où la mort guettait à chaque coin de rue. Où l'autre était une menace permanente. Il la protégeait de tout cela. Il ne voulait pas la perdre. Il n'avait qu'elle.

Parfois, exceptionnellement, quand des amis venaient dîner à la maison, il l'autorisait à sortir. Toujours, les invités étaient gentils avec elle. Comprenaient combien ce devait être difficile de ne pas avoir de maman. Quel père formidable il était, qui s'occupait si bien d'elle. Quel amour il devait éprouver pour Elle que jamais il n'avait remplacée.

Tout cela, elle l'entendait. Mais rien n'accrochait son cœur. Le silence n'avait pas seulement asservit sa parole, il s'était emparé de tout son être. L'anesthésiant de tout sentiment qui l'empêcherait de tenir la place qu'on lui avait attribuée.

Dès le repas terminé, elle retournait dans sa chambre.

Les années passant, les regards posés sur elle pesèrent de plus en plus lourds. Elle mesurait son ignorance, tout l'espace entre son monde confiné et celui dont on la tenait éloignée. Elle pouvait lire dans les yeux des convives la désolation, une sorte de pitié : pauvre enfant un peu sotte, un peu débile. Sans doute plaignait-on son père.

Ces regards étaient autant de cordes invisibles qui l'asservissaient plus encore à son univers fermé. Huis clos dont elle ne savait comment sortir – songeait-elle seulement qu'il fut possible d'en échapper ?

Tant que son père lui donnait sa nourriture intellectuelle, elle n'exigeait rien. Ne demandait rien. Par quelque sorte de perversion de l'esprit, elle éprouvait de l'amour pour ce père exclusif. Elle portait en elle le poids de la culpabilité, la mort l'avait accueilli dans son giron dès ses premières heures, pourquoi réclamerait-elle la vie ? Son père s'occupait d'elle. Ne l'avait pas abandonnée. Ne lui avait jamais fait de mal.

Jusqu'au jour où...

Un jour pourtant comme un autre. Néanmoins, lorsqu'il pénétra dans sa chambre, quelque chose dans son comportement, dans sa manière de la regarder, remit dans sa bouche le goût acre du sang et de l'acier. Elle ne put rien faire. Son silence, refuge, devint son bourreau. L'empêcha de hurler. Bâillonna ses cris. Le corps de son père allongé sur le sien prisonnier, ses jambes qu'il écartait de force, son sexe qu'il lui imposa, l'épais liquide qui coula sur ses cuisses alors qu'il se dégageait d'elle, le froid qui emprisonna son être tout entier. Le silence devint un cri assourdissant dans sa tête.

Malgré l'isolement le plus total, malgré l'absence de toute présence maternelle qui lui aurait appris ce que c'est qu'être femme, elle comprit immédiatement. Elle sut. Instinctivement.

Il caressait ses cheveux, ses joues, lui murmurant au creux de l'oreille combien il l'aimait. Elle était tout pour lui et jamais ne devait l'abandonner. Lui, si bon. Lui qui prenait soin d'elle. Toujours, elle se taisait. Il lisait dans ses yeux. Non, il ne la séquestrait pas ; il lui évitait de s'égarer dans ce monde de perditions. Si elle le fixait trop longtemps, sa main se faisait plus pressante sur sa peau, il lui attrapait les cheveux et basculait de force sa tête sur le côté. Pour l'obliger à regarder ailleurs. Il ne supportait pas cette gravité, cette accusation qui filtrait au fond des iris de sa fille.

Alors, il quittait la chambre, prenant bien soin de fermer la porte à clé. Le cliquetis du penne devint une obsession pour la jeune-fille. Celui qui annonçait le repas, une nouvelle cuvée de livres ; ou la torture sous les coups de boutoirs de celui qu'elle apprenait à haïr de jour en jour. Il manipulait le suspens avec perversité. Elle ne savait jamais pourquoi il venait. Il s'était bien abstenu de lui donner une horloge, un réveil. Ainsi pensait-il pouvoir mieux la dominer.

Isolée depuis tant d'années dans sa chambre, elle laissait son esprit s'évader par la fenêtre, courir dans le paysage offert à sa vue ; elle avait appris à reconnaître les nuages, la lumière, la course des ombres. Elle savait déchiffrer le jour et la nuit. Aussi, s'épargnait-elle quelques angoisses quand il venait à l'heure des repas. Il ne l'agressait pas alors. Mais il ne lui demandait plus de l'accompagner pour déjeuner ou dîner. Désormais, il ne pourrait plus supporter son regard fuyant ou bien fixe. Dénonciateur. Témoin de ses propres dérives.

Combien de temps maintenant ? Combien d'années ?

Sur une page d'un cahier – le seul qu'il lui ait toléré – elle avait consigné sous forme de barres chaque anniversaire qu'il lui avait fêté. Un repas un peu plus élaboré, une tarte aux pommes, son dessert préféré, un beau livre. 15 ans. A quoi ressemblait-elle ? A qui ? Jamais un miroir ne lui avait renvoyé son image. Seules les vitres dans sa chambre, la nuit. Qu'elle regardait sans détour, obnubilée, cherchant dans le flou de l'image un souvenir.

Des cernes marquaient ses yeux, aujourd'hui. Mais on ne pouvait déchiffrer aucun sentiment. Si la haine habitait son cœur, sans doute ne savait-elle même pas qu'elle était haine. Le silence. Le silence des émotions. Mais dans ce silence poussait une fleur. Une vie. Une évidence.

Elle ne pouvait exister ainsi plus longtemps.

Combien de temps maintenant ? Combien de silences ? Combien de veilles ?

Assise sur un lit d'hôpital, dans la même position toujours, elle releva la tête. Ses yeux s'envolèrent dans l'azur. Ses pensées cognaient si fort… Pourrait-elle tenir encore ?

Sortie d'une chambre, on l'avait amenée dans une autre. Toute sa vie devait-elle se résumer à ça, une pièce et la solitude ?

Terrifiée, cloîtrée dans un coin de la pièce, les agents de police n'avaient eu aucun mouvement brusque envers elle. Une femme était arrivée. Lui parlait. Sa voix si douce. Quel autre choix que celui d'accepter la main tendue ? Elle l'avait suivi. Et se retrouvait ici, après maints examens.

Que savait-on d'elle ? La femme lui avait raconté. Les voisins semblaient être au courant. Des amis avaient témoigné de l'attitude suspecte de son père. Il s'agissait de légitime défense. Elle ne risquait rien. On allait s'occuper d'elle, maintenant.

Les mots s'infiltraient dans son cerveau. Des sons sensés. Mais rien ne semblait pouvoir la faire réagir. Son visage restait de marbre. Ses yeux ne cillaient pas. Le silence l'enveloppait comme un linceul.

Combien de temps tiendrait-elle ?

Animal pris au piège, la force du désespoir l'avait guidée. Aujourd'hui, un bon repas et une tarte consacreraient ses 16 ans. Puisque désormais elle ne pouvait plus sortir, ils mangeraient sur un guéridon dans sa chambre. Si proches, n'est-ce pas ? Si complices, comme toujours, n'est-ce pas ? Comme elle s'y attendait, il voulu s'affranchir de son regard en lui imposant son sexe. Alors, elle s'empara du couteau, long et affûté, qui servait à couper la tarte.

Lequel resta fiché dans la poitrine de l'homme alors qu'il reculait, atterré. Il semblait ne pas comprendre encore ce qui se passait. Elle se réfugia dans un coin, attendit. Incertaine de sa force. Terrifiée. Il tomba en avant, enfonçant le couteau plus profondément dans sa chair.

Combien de temps demeura-t-elle figée ?

Elle se souvint de l'odeur de la mort.

Qui envahit son âme, son corps.

Recroquevillée, fétus dans le ventre de l'amer, elle ne put faire un seul mouvement. Pas même pour boire ou manger. Besoins vitaux qui semblaient ne plus être indispensables pour son corps en sursis.

Combien de temps ?

Qu'importe. Elle venait de refaire le voyage. Une ombre sauvage cherchait à s'emparer de son esprit. Dans son corps décharné, chaque fibre cherchait un souffle pour tenir encore. Chaque organe élaborait une stratégie pour garder la vie dans cet être.

Une vie qui ne tenait plus qu'à un fil. Le point de rupture était atteint. Un rien pouvait la faire basculer définitivement dans cet état inconnu que d'aucun appelle la folie.

L'homme revint.

Tous les jours, il passait une demi-heure auprès d'elle, dans cette chambre d'un hôpital psychiatrique. En silence. Comment pourrait-elle parler ? Elle sentait qu'il ne lui voulait aucun mal. Elle sentait qu'il pouvait l'aider. Mais si elle ouvrait la bouche, une marée de sang s'en échapperait et inonderait le monde.

Alors, il se dirigea vers la porte. 

Un désert immense se déploya en elle quand il posa la main sur la poignée. Elle aimerait vraiment pouvoir prononcer quelque chose, dire le monde intérieur qui l'emprisonne ainsi.

Elle tourna la tête vers lui. Ses lèvres frémirent. Quand il la regarda pour son habituel au-revoir poli, il vit les mots se dessiner sur la bouche de la jeune-fille.

S'il vous plaît.

Point de rupture. Le fil de la raison ne tenait qu'à ces quelques mots.

 

 

 



22/03/2020
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