Les mots émois

Les mots émois

Chut

Il faut que je sorte. Mes placards et mon frigo sont vides. Plus une goutte d'alcool non plus. Deux semaines. Quinze jours et quinze nuits que je me terre chez moi.

Il faut que je sorte. Suffit que je me concentre. C'est ça ! Je ne dois pas le regarder et tout ira bien ! Il ne pourra rien tenter. Je fais des courses et je rentre. Il ne me suivra pas dans mon appartement. Maintenant qu'elle est morte, ça ne l'intéresse plus.

Quel jour on est ? Mardi 25 novembre.

Ma femme est morte le 6 de ce mois. Trois semaines déjà et je n'arrive pas à la pleurer. La terreur m'en empêche.

Je me suis rendu moi-même à la police, le jour même. Mes mains ensanglantées me répugnaient. On m'a immédiatement entraîné dans un bureau pour un interrogatoire.

 

- Nom ? Prénom ?

"Suger. Alan Suger. Je voudrais me laver les mains, s'il vous plaît."

- Adresse ?

Je la lui indiquais. Il donna quelques consignes à des agents, puis s'adressa de nouveau à moi :

- Donc, vous avez assassiné votre femme ?

"Je vous dirais tout, mais laissez-moi me laver les mains !" Je pleurais presque de dégoût.

- Plus tard ! Racontez-moi d'abord comment ça s'est passé !

Son ton péremptoire ne laissait place à aucune objection. De toute façon, je voulais soulager ma conscience au plus vite. Puis, peut-être, quand tout aura été dit, je pourrais enfin nettoyer tout ce sang.

"C'était hier soir. Ma femme et moi envisagions d'aller au théâtre. Nous aimions beaucoup sortir. Mais voilà, une heure avant le départ, elle s'est couchée avec de la fièvre. Une bonne grippe sans doute… Je ne voulais pas la laisser seule, mais elle a insisté pour que je me rende au théâtre. Elle disait qu'une bonne nuit de sommeil la retaperait. Je sais qu'elle souhaitait sincèrement qu'au moins l'un de nous passe une bonne soirée".

- Aux faits, Monsieur Suger, aux faits ! Donc, elle se couche. Que faites-vous ? Vous deviez être très agacé pour en arriver au meurtre ?

"Non, pas du tout !" Je baissais les yeux. Mes mains. Mes mains en sang me provoquaient. Je suppliais de nouveau le policier, mais il se borna à me fixer sans un mot.

"Nous nous aimions profondément, ma femme et moi. Nous étions mariés depuis 12 ans." Je retenais un sanglot. "Je suis parti. Lui faisant promettre de me téléphoner si elle se sentait vraiment mal. Au théâtre, je me suis installé au dernier rang – je veux dire, les rangs suivants étaient inoccupés. En tout cas, avant que la lumière s'éteigne."

- Dites-moi, vous n'allez pas me raconter toute la pièce, j'espère ? Je vous rappelle que vous voulez me parler du meurtre de votre femme – mes agents se rendent chez vous en ce moment-même. Donc, autant aborder immédiatement le sujet qui nous intéresse, non ?

Je le dévisageais quelques secondes. Je me doutais dès le départ que ce serait difficile. Que mon histoire susciterait bien des interrogations. Ou pire, du scepticisme on ne peut plus légitime. Mais que pouvais-je raconter d'autre ? Je n'ai jamais tuer qui que se soit ! Pas même un animal – ou bien involontairement.

 

Puisque je me suis spontanément présenté à la police, puisque j'avoue ma culpabilité, puisque l'on ne veut pas que je nettoie mes mains rouges de sang coagulé – le sang de ma propre femme ! – qu'au moins on me laisse relater les faits exactement tels qu'ils se sont produits !

Le Cdt Regad sembla hésiter un instant entre me bousculer pour en finir au plus vite ou accéder à ma demande – pour ne pas dire mon exigence. Il tapota la table avec un stylo qu'il tripotait dans ses mains depuis le début. Soupira. Se renfonça dans son fauteuil.

- Allez-y, continuez !

"C'était "La Cantatrice Chauve" de Ionesco. Je précise, parce que ce n'est pas un spectacle où l'on emmène un enfant. Et en effet, je n'en ai vu aucun lorsque nous sommes entrés dans la salle."

Le Cdt Regad souleva un sourcil, agacé.

- Soyons clair : je vous accorde de me faire le détail de votre soirée, bien que seul le meurtre et ce qui l'a provoqué m'intéresse. Cependant, évitez-moi les digressions inutiles, compris ? Sans quoi, je vous mets dans une cellule jusqu'au retour de mes agents !

"Ce n'est pas une digression. C'est très important. Quand je me suis assis, il n'y avait aucun enfant dans la salle ! Aussi, comprenez mon trouble quand au bout d'un quart d'heure à peu près, j'ai entendu un "chut" discret dans mon dos. Et que je découvrais un garçon d'environ 10 ans assis juste derrière moi. Qu'est-ce que ce gamin faisait là ? Et comment était-il arrivé là ? Il me dévisageait, un doigt sur les lèvres. Puis, il m'a sourit. Je n'oublierais jamais ce sourire, jamais…"

La sonnerie du téléphone m'interrompit. Le Cdt Regad décrocha le combiné, écouta son interlocuteur sans me quitter des yeux avant de faire pivoter son fauteuil. J'attendais, aux aguets, le regard braqué sur le dossier. Certain que ce coup de fil me concernait. Il répondit à voix basse. Je ne parvenais pas à saisir le propos. Il raccrocha. Puis se repositionna face à moi. Tapota la table de son stylo.

- Revenons à notre affaire, Monsieur Suger.

Je le dévisageais un instant. Je lisais le soupçon dans ses yeux. J'hésitais un instant avant de reprendre :

"Il a recommencé : "chut", un doigt sur les lèvres, un regard malicieux... mais si glaçant ! Personne ne semblait s'inquiéter de ce gosse. Ni ne paraissait l'entendre. A part moi… Puis, il est venu s'asseoir à ma droite. C'est peut-être stupide, mais j'étais paralysé ! Je me demandais ce qu'il me voulait. Je ne comprenais plus rien à ce qui se jouait sur scène. Tout mon être était tendu, obnubilé par sa présence. Et quand de la main, il a touché mon bras, je manquais crier!"

- A cause d'un gamin ?

Le commandant prononça ces mots sur un ton sarcastique qui me fit frissonner. La suite lui donnerait bien d'autres raisons de me railler – ou de me traiter de fou. Tant pis. J'en prenais le risque.

"Il tirait sur ma manche. Je sentais qu'il voulait que l'on sorte. Je résistais. Mais quand malgré moi je me tournais vers lui, une force se dégageait de lui qui a dompté toutes mes volontés. Je me suis levé, nous sommes partis par la porte de secours du fond. Une fois dehors, il s'est emparé de ma main et comme un père se promènerait avec son fils, nous sommes allés vers le canal.

Il faisait vraiment froid, je devais tenir le col de mon manteau relevé pour lutter. Le gamin n'avait qu'une légère chemise en coton blanc et pourtant, le froid semblait ne pas avoir de prise sur lui. Sa main dans la mienne était chaude."

Le policier soupira en se vautrant plus profond dans son fauteuil. Jonglant toujours avec son stylo. Mon silence dû le frapper : il releva la tête.

- Continuez, continuez ! J'ai hâte qu'on en finisse, voyez-vous. Donc, vous êtes dehors, il fait froid et vous vous promenez avec un gamin que vous ne connaissez pas.

Pourquoi ai-je poursuivi ? Je sentais bien que le Cdt Regad n'accordait aucun crédit à mes dires. Qu'il semblait de moins en moins passionné par l'issue de cette nuit. Pourtant, mes mains ne prouvaient-elles pas qu'un crime avait été commis ?

Pourquoi autant d'acharnement de ma part à plaider ma culpabilité ?

Parce que j'avais peur. Et sans doute, parce que je pensais qu'une enquête m'aiderait à comprendre. A comprendre le sang de ma femme sur mes mains.

 

"Nous avons marché longtemps, je crois. Je ne parvenais pas à réfléchir. Ni à réagir. Lui riait comme un enfant de son âge, sautillait, s'amusait. Quand parfois, dans un sursaut de lucidité, je m'arrêtais et tentais de le faire lâcher prise, il se plantait devant moi, ses yeux vrillés aux miens. Néant. Amnésie. Je perdais tout contrôle sur mes pensées. Toute velléité de fuite.

Je ne sais pas combien de temps on a marché. Des heures, il me semble. Je ne sentais plus le froid, je ne pouvais plus penser. J'avançais sous l'emprise d'une force dominante, anesthésiante. Comment décrire ça… J'avais conscience de marcher, mais aucun pouvoir sur mes intentions, mes décisions. Mon corps était un véhicule dirigé par une volonté étrangère."

- ça devient carrément surnaturel, Monsieur Suger ! Dites-moi, vous prenez des médicaments ? Des anti-dépresseurs ?

Ses interventions dans mon récit ne pouvaient plus me détourner de mon but. Je touchais à la conclusion, je voulais en finir moi aussi. Je savais qu'on ne me croirait pas. Je savais qu'on me taxerait de folie. Qu'importe ! Au moins je serais en paix avec ma conscience.

"Non. Je ne prends aucun traitement, aucun psychotrope. Ni ma femme. Jamais. Et je ne bois pas non plus. Je veux dire, un apéritif à l'occasion. Mais pas de dépendance alcoolique ni d'abus. Hier soir, Cdt Regad, j'étais parfaitement clair et sobre !"

Un sourire s'est dessiné sur son visage. Un sourire de complaisance. Devais-je m'en offusquer ? Je n'avais plus d'énergie pour ça.

"Je ne suis sorti de cette léthargie que lorsque nous nous sommes trouvés devant la porte de mon immeuble. Pendant une seconde, mon cœur a dû s'arrêter de battre. De soulagement. J'allais rentrer, retrouver ma femme ! Je tournais la tête vers l'enfant – sa main agrippait toujours la mienne. Il souriait toujours. Aucun signe de fatigue. Et insensible au froid. Je demeurais immobile. Tétanisé.

Il a levé une main, a posé un doigt sur ses lèvres : "chut". Une seule syllabe. Mais qui m'a glacé le sang plus que le froid de cette nuit.

La porte de l'immeuble s'est ouverte – toute seule. Et là, il a disparu. Je fouillais la rue du regard, à droite, à gauche : déserte. Personne. Vous n'imaginez pas ma joie !

Tout ça n'existait pas ! Je devais être fatigué, peut-être fiévreux moi aussi, tout simplement ! J'avais dû déambuler dans un état second, j'avais sûrement halluciné. Ce qui expliquait aussi que je sois devant chez moi, par un simple mécanisme d'habitudes ! Les yeux tournés vers le ciel, je poussais un grand soupir, je décompressais. Puis, je grimpais les escaliers quatre à quatre, tellement pressé de retrouver ma femme. Elle dormait déjà profondément quand je m'allongeais discrètement à côté d'elle.

Je me penchais sur son visage pour y déposer un baiser quand je l'ai vu.

Il se tenait au bord du lit, un doigt sur les lèvres, un sourire d'enfant sous des yeux diabolique. "Chut".

Je me souviens qu'une terreur sans nom m'a tordu les tripes, mes nerfs et même ma chair tressaillaient. Je me souviens d'un vide absolu dans lequel je me voyais chuter. Puis, blackout ! 

 

Quand je me suis réveillé ce matin, elle gisait dans son sang. J'ai hurlé ! Hurlé de douleur ! Hurlé d'horreur ! Je ne sais pas pourquoi je l'ai tuée… Il faut que vous m'aidiez à découvrir comment j'en suis arrivé là, Cdt Regad ! Il le faut !"

Je m'apprêtais à couvrir mon visage de mes mains, dans un réflexe humain quand la peine nous submerge, lorsque… Mes mains, mes mains ensanglantées… "Je vous en prie, je dois me laver les mains !"

Le policier s'accouda à son bureau. Ses yeux traduisaient l'impatience.

- Monsieur Suger, vos mains sont propres. Elles n'ont aucune trace de sang. Alors cessez immédiatement, voulez-vous ?

Je les regardais de nouveau. Stupéfait, les yeux écarquillés, je constatais qu'il disait vrai. Elles étaient propres ! Blanches et propres comme des mains de bourgeois.

- Quant à votre femme, on n'a découvert aucun corps chez vous, Monsieur Suger. On a interrogé vos voisins, aucun ne vous connaît ni ne connaît de Madame Suger. Si tant est que vous soyez marié…

"Mais ça fait 12 ans que nous vivons ensemble ! Dans ce même immeuble. Les voisins… Comment peuvent-ils dire ne pas nous connaître ?"

Ce que j'entendais me paralysait. J'essayais de me raccrocher à toute idée susceptible de donner quelque sens à tout ça : peut-être faisais-je un cauchemar ? Peut-être que je dormais, que j'étais dans mon lit avec ma femme bien vivante, que je me réveillerais bientôt. Débordant de reconnaissance pour le nouveau jour qui m'aura alors sorti de ce traquenard onirique !

Plus aucun de mes muscles ne répondait. Bouche bée, j'attendais. Je ne sais quoi, mais j'attendais. Un mot magique qui mettrait fin à ce délire.

- Bien, Monsieur Suger, je ne peux pas perdre mon temps avec de telles idioties. De véritables crimes sont commis avec de vrais morts et de vrais meurtriers. Donc, signez cette feuille, rentrez chez vous et reposez-vous. Ça ira mieux demain, d'accord ?

 

C'est à ce moment précisément qu'il est revenu. Il se tenait debout, derrière le Cdt Regad, un doigt sur les lèvres, son sourire malicieux, son regard insoutenable. "Chut" disait sa bouche.

 

Je suis sorti du bureau, les mains en sang, personne ne faisait attention à moi. L'enfant me tirait par la manche. M'a raccompagné chez moi. A disparu.

Le lendemain, une migraine me vrillait le cerveau. Je ne sortais pas. C'est au journal télévisé que j'apprenais l'assassinat d'un commandant de police dans son bureau – de mon commandant. Le plus étonnant, aucun des agents ne savait décrire la personne qu'il interrogeait alors – moi ! Je ne pouvais pas rester inactif. Je ne pouvais pas tolérer un deuxième crime : ma conscience me harcelait. Je devais me rendre de nouveau. Cette fois, on ne pourrait que me croire ! Cette fois, on avait un corps à la morgue et les informations du soir relataient l'événement. L'issue se profilait enfin, enfin s'annonçait le repos !

 

Dès le lendemain, je me présentais à l'accueil du commissariat. Quand j'expliquais – de manière assez désordonnée, c'est vrai, mais qui pourrait être parfaitement cohérent dans une telle situation ? – donc, quand je revendiquais le meurtre du Cdt Regad, décrivant les circonstances pour lesquelles je me trouvais dans son bureau, l'agent me demanda de me calmer sur un ton autoritaire qui eut son effet. J'attendais, impatient presque qu'on me menotte, qu'on me lise mes droits.

Au lieu de quoi, on me demanda de répéter mon nom et celui du commandant que j'aurais assassiné.

- Regad, Le Cdt Regad ! ça c'est passé hier, ici même ! On en parlait à la télé !

- Je suis désolé, Monsieur Suger. Il n'y a jamais eu de Cdt Regad ici. Aucun meurtre n'a été commis dans les dernières 24 heures, ni dans ce commissariat ni dans un autre. Vous devriez rentrer chez vous. Vous semblez vraiment épuisé.

J'étais cloué au sol. Tétanisé. On me donna un verre d'eau, on me gratifia d'une tape dans le dos, je repartais tel un zombie. Un pas en amenant un autre. J'entrais dans le premier bistrot sur ma route, prêt à me noyer dans l'alcool. L'amnésie éthylique serait mon refuge. Quitte à vivre des hallucinations, autant les justifier en m'imbibant de whisky !

 

Assis sur un tabouret, un double Scotch devant moi, je n'ai pu ignorer cette femme installée à une table au fond du bar. Je ne désirais pas la rencontrer, je ne voulais rien plus que la solitude. Mais, à côté d'elle, un garçon d'une dizaine d'année me fixait, un doigt sur les lèvres, le sourire carnassier, le regard ironique : "Chut".

 

J'ai faim. J'ai soif. Je dois sortir de chez moi.

Ou mourir.



26/04/2010
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