Les mots émois

Les mots émois

Alter Ego

De son sixième étage, accoudé au balcon, il contemplait la foule qui déambulait dans la rue ; il souriait en pensant à la sournoiserie du destin. Tous ces gens, là, en bas, occupés comme il l'avait été lui aussi à avancer dans la vie, aveuglés par leurs désirs, inconscients des pulsions qui poussent l'homme à l'incohérence et aux déséquilibres. Subjugués pendant quelques temps par le bonheur qu'ils vivaient – la nouvelle voiture, la nouvelle maison, l'amant, le nouveau-né, une promotion ou simplement un emploi décroché… et la finitude des choses se rappelait à leur bon souvenir. La lassitude, l'insatisfaction, nos pires ennemis en fait. Lui, connaissait la fin, maintenant… quoi que, pas absolument… puisqu'il était là encore. A attendre. A l'attendre.

Il commençait à s'habituer aux métamorphoses qui l'affectaient. Mais si aujourd'hui, il observait cela comme un scientifique en quête d'une nouvelle expérience, d'une découverte inédite, au début, il refusait sa nouvelle condition, luttait désespérément contre l'irréversible, tout son esprit en rébellion contre l'inacceptable évidence. Le soleil de ce début de printemps semblait l'ignorer : il ne ressentait plus sa chaleur réconfortante à la sortie de l'hiver. Les feuilles des arbres frémissaient sous le moindre souffle d'air ; lui, même une tempête ne le ferait plus vaciller. Le plus étrange néanmoins concernait les émotions ; il n'éprouvait plus ce tiraillement des entrailles, le ventre qui se tord ou le cœur qui s'étrangle. Ces espiègleries de la chair sous les coups de boutoir des turpitudes de l'existence ne le concernaient plus. Cependant, ce que son corps lui refusait, sa conscience le lui infligeait sans retenue.

Ainsi, quand il pensait à Alice. Un flux brûlant lacérait cette part de lui qu'il ne saurait nommer. Alice. Aucun bonheur ne pourrait égaler celui qu'ils avaient vécu ensemble. Leur complicité née en même temps qu'eux. Unis dès la première seconde de leur existence, dans l'antre douillet du ventre nourricier. Puis ensuite tout au long de leur enfance, dans les jeux comme dans la lutte contre les tourments infligés par la vie ; les explorations du corps, les révélations de l'esprit, les initiations sentimentales, ils partagèrent, échangèrent, expérimentèrent tout cela avec une avidité inexplicable, une urgence qui les menèrent parfois à certains extrêmes mais dont ils parvinrent à détourner les périls. Savaient-ils déjà, inconsciemment, que leurs espoirs, leur inextinguible désir de vivre, cachaient une absence future, incommensurable, qui les anéantirait tous les deux ?

Alice… Il ne connaissait personne mieux qu'elle. Il se rappelait ses fossettes à l'arrière des genoux ; la tâche de naissance juste au-dessus de son sein droit ; sa peau si douce et fragile ; son regard quand elle voulait le séduire, le faire céder, le calmer. Il connaissait ses colères, aussi ; ses larmes qu'il détestait voir couler surtout quand il devait s'avouer les avoir provoquer. Ses sourires complices. Sa façon de marcher, droite, le regard portant loin, ses hanches ondoyant avec grâce. Quand elle se serrait contre lui ou qu'ils se prenaient la main ; quand il se réveillait avant elle, se glissait dans sa chambre pour lui déposer un baiser sur les paupières. Ce qu'il éprouvait, cette palpitation, son essence, ce qui le rendait vivant, n'émergeaient plus dorénavant des ténèbres de son corps anesthésié par l'oubli.

Il l'attendait, là, accoudé au balcon. Il guettait sa silhouette gracile. Conscient néanmoins que son approche signerait l'amorce de sa disparition…

Sur la table, deux verres et une bouteille de champagne ; un bouquet de lys blancs, les fleurs préférées d'Alice. Cela faisait partie de ces habitudes instaurées entre eux lors d'occasions particulières.

Quand enfin elle apparut, débouchant au coin d'une rue voisine, un cataclysme émotionnel ébranla son flux de conscience ; il n'aurait su dire si c'était douloureux ou transcendant, ça se passait, il sentait que ça se passait, mais il ne pouvait rien nommer. Indéniablement, leur fusion dépassait les frontières du rationnel. Or, fatigué de ses errances, aliéné par leur si profond attachement, il n'avait d'autre choix que celui de briser ce lien devenu chaîne. Même si cela impliquait d'indicibles souffrances.

Le bruit du pêne, la porte s'ouvrit, se referma ; le tintement des clés déposés dans une coupelle peut-être ; des pas dans le couloir. Il se retourna. Elle était là, immobile sur le seuil du salon. Figée. Seules des larmes coulaient de ses grands yeux, rivés sur le bouquet de lys. Elle semblait si fragile dans son tailleur noir. Si épuisée. Comme il aurait voulu l'enlacer, lui demander pardon pour la douleur qu'il lui imposait. Malheureusement, les mots n'étaient plus pour lui que des concepts imprononçables ; s'il pouvait encore élaborer une pensée par quelque mystère qu'il ne cherchait pas à expliquer, le silence était sa première tombe.

Le bruit de la sonnette résonna. Alice sursauta. Avant d'aller ouvrir, elle fit le tour de la pièce du regard, elle fouilla l'espace, elle interrogea l'insondable. Un court instant, il surprit un éclair au fond de ses iris, l'empreinte de la peur. On s'impatienta derrière la porte, on insista sur la sonnette. Alice se décida à aller ouvrir, bouleversée, bousculée par les pensées incohérentes assaillant son esprit ; comment aborder l'inconcevable, l'absorber, sans sombrer dans la folie ? En cherchant de la logique, du démontrable, du tangible et l'esprit se charge d'offrir moult possibilités jusqu'aux plus improbables mais toujours plus acceptables.

Il entendait qu'on murmurait dans le couloir. Elle sanglotait, elle balbutiait, puis réapparut soutenue par Frank.

Frank, qui fut pour lui le compagnon de tous les jeux, du bac-à-sable à ceux plus complexes et intrigants de l'amour. Frank était son aîné de deux ans. Il fut aussi son frère, son guide, il lui donna les armes pour se faire respecter des autres et apprécier des femmes. Frank et sa beauté ténébreuse, sa prestance naturelle, une intelligence raffinée. Lui, devait faire plus d'efforts, son physique sans être ingrat était plus fade, comme estompé par sa timidité, qu'il cachait derrière un masque impénétrable ; Frank l'audacieux, lui le mystérieux. Et leur binôme fonctionnait à merveille. Jamais aucune trahison ne vint briser leur inestimable amitié. Lorsque Frank lui avoua son amour pour Alice, il n'en éprouva aucune jalousie ; bien au contraire ! Alice avec Frank, c'était la certitude pour lui de n'en perdre aucun – ainsi en est-il des convictions, elles ne s'appuient sur rien de plus que la profonde espérance ; or, il savait désormais ce que tout cela révélait de naïveté !

Alice, blottie dans le divan, tremblait de tout son corps. Frank, cloué devant la table, les poings serrés à s'en briser les os, se laissa submerger par une rage soudaine. D'un large mouvement, il balaya les verres qui explosèrent sur le sol, éclats de cristal brisant la tension des corps. Alice se lova autour de sa douleur, cependant qu'elle questionna d'une voix douce : "Il est revenu ? Il est là, hein ?". "Non, Alice, non !" Frank, abattu, les épaules courbées sous un poids invisible, s'agenouilla devant son épouse : "Alice, Vincent nous a quitté il y a plus de deux ans, tu le sais bien." Les mots griffaient sa chair ; les blessures de l'absence suppuraient encore.

 "Mais, là, sur la table, les verres…" "Alice, c'est toi qui a dû installer ça ce matin, ou hier soir, je ne sais pas… Je n'aurais jamais dû te laisser seule durant ces trois jours, jamais." – "Il est là, Frank, parvint-elle à prononcer entre deux hoquets. Je le sens, je le sais." Elle balaya de nouveau l'espace de ses yeux tendus par l'égarement. En même temps que par le besoin incommensurable de le voir, de le retrouver.

Frank lui prit les poignets et caressa tendrement les cicatrices encore marquées. Alice semblait aller bien ces derniers mois. Elle riait de nouveau de bon cœur. Sa dépression ne les dépossédait plus de leur espoirs. Elle ne parlait plus de Vincent ; ne lui redonnait plus vie dans des délires psychotiques qui la protégeaient de la réalité de sa disparition : amputée de son double, de son autre, de son alter ego, comment pourrait-elle être, s'identifier ? Mais ensemble, ils avaient surmonté tout ça. Vincent n'existait plus que dans leurs cœurs et leurs souvenirs émus.

Alors, pourquoi ? Pourquoi fallait-il que ça recommence ? Frank, saisit de panique à l'idée de la perdre, serra Alice contre lui, cherchant dans ce corps à corps la conviction qu'elle ne repartirait pas dans ce monde parallèle psychotique. Doucement, elle le repoussa, lui prit le visage dans les mains, l'embrassa tendrement sur les lèvres. "Pardon, mon amour, pardon. Tu as raison ; je ne sais plus ce que je fais. Je me suis sentie si seule pendant ton absence. Tu as raison, oui ; Vincent n'est pas là, sinon, pourquoi se cacherait-il ? Je vais prendre une douche, pour me détendre. Je voudrais qu'on passe une bonne soirée toi et moi, qu'on se retrouve… Je souhaite sincèrement retrouver une vie normale, Frank." – "Bien sûr, mon amour. On va y arriver. Vas-y, je prépare le dîner."

Vincent observait la scène, spectre invisible déambulant sans fin depuis son décès. Non, Alice ne délirait pas ; il était effectivement là, près d'elle. Alice, sa sœur chérie d'un amour unique, le retenait prisonnier à cause de ses terreurs. Le moment était venu. L'énergie qui le constituait désormais réclamait de pouvoir s'extraire de ce monde intermédiaire, de pouvoir continuer sa route dans le cycle des destinées.

Alice se tenait debout devant le miroir. Observait son visage à la dérobée, s'efforçant d'y trouver semblait-il une preuve… de sa raison ou de sa folie ? Il se posta derrière elle. La contempla. Elle, lui ; tant de ressemblances… leurs yeux pouvaient se fondre en un seul regard. Leur vision des mondes extérieur et intérieur s'imbriquaient dans une même pensée. Il n'avait pas besoin de la guider, elle savait les gestes, elle devinait ses désirs.

Alice poussa le loquet de la porte, les enfermant dans un espace à eux uniquement destiné. Délicatement, comme si tout geste, toute intention devaient être habillés de pleine conscience, elle s'empara d'une lame de rasoir neuve. Sans larme, sans même un rictus de douleur, les yeux toujours posés au-delà du tain du miroir, perdus dans l'imperceptible, elle entailla ses délicats poignets, rouvrant définitivement les cicatrices. Lorsque Frank, alerté par le bruit mat du corps d'Alice chutant sur le sol, vint tambouriner contre la porte, leurs âmes déjà s'évaporaient.

Enfin, il sentit le lien s'étirer, se distendre jusqu'à se rompre. Condamnant Alice à sa propre fin. A présent qu'il traversait les autres étapes du processus à une allure fulgurante, retournant à son origine, continuum mental où ni les mots ni les sons ni les concepts humains n'avaient de signification, à présent, il était convaincu d'avoir eu raison.

 

 

 

 

 

 

 



11/01/2011
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